En tant qu’association d’éducation permanente, Frères des Hommes s’inscrit dans une perspective d’égalité et de progrès social en vue de construire une société plus juste, plus démocratique et plus solidaire. Pour ce faire, elle a pour objectif, au sein de groupes d’adultes en Belgique, de favoriser une prise de conscience des réalités de la société et de les amener à participer activement à la vie sociale. C’est là-même l’essence du décret relatif à l’éducation permanente. Mais l’originalité de la démarche de Frères des Hommes est d’aborder des questions concernant les relations inégalitaires entre le Nord et le Sud directement avec un public stigmatisé par l’exclusion, en l’occurrence les femmes des groupes d’alphabétisation ou FLE[1]. Pour y parvenir, Frères des Hommes travaille en partenariat avec des associations bruxelloises qui forment à l’apprentissage du français.
Des femmes peu valorisées
« Certains disent : ‘Comment veux-tu qu’elles comprennent la mondialisation si elles ne savent même pas parler français’ ? Eh bien, notre spécificité, c’est justement d’aborder ce type de thème avec ces femmes » explique Angélique Bert, formatrice chez Frères des Hommes, sur un ton enthousiaste. Un défi sans doute, mais surtout un outil concret de lutte contre l’exclusion qui fait pertinemment écho à une volonté de l’organisation d’aller vers ces populations.
Le public auquel Angélique s’adresse, ce sont des femmes issues de l’immigration. Les horizons sont variés : Maroc, Sénégal, Pakistan, RDCongo, Pérou, etc. Les plus jeunes sont généralement en recherche d’emploi. Certaines sont venues pour se marier, d’autres sont en attente d’une naturalisation, etc. Nombre de primo-arrivantes, dans le cadre du parcours d’intégration, sont contraintes de suivre une formation à la langue française, une remise à niveau ou des cours d’alphabétisation. C’est donc par l’intermédiaire des associations alpha ou des cours FLE que Frères des Hommes entre en contact avec elles.
« Celles qui sont inscrites dans les groupes FLE ont un niveau de français un peu plus élevé que celles qui sont dans un processus d’alphabétisation, déclare Angélique. Mais toutes partagent ces mêmes caractéristiques : elles ont peu confiance en elles, sont peu valorisées, ont peu d’influence dans la sphère décisionnelle et participent peu à la vie sociale. Elles évoluent dans l’univers fermé de leur communauté. »
De l’exclusion à la citoyenneté active
Et puisque les inégalités, c’est précisément la réalité à laquelle elles doivent faire face dans leur quotidien, le sujet est au cœur des thématiques qu’aborde la formatrice avec elles. « On y revient toujours. Les inégalités, elles les ont vécues dans leur pays et aujourd’hui, elles les vivent ici. Et même si elles peuvent accéder à certains droits en Belgique, parfois plus que dans leur pays d’origine, elles restent dans un système plutôt fermé et ne profitent pas du changement qui s’est opéré dans leur vie. Alors, moi j’arrive et je chamboule un peu tout ça » explique Angélique en souriant.
Renforcer progressivement le rôle de citoyennes actives dans leur vie et leur environnement. Comprendre qu’on peut agir sur les inégalités, même lorsque cela touche le Nord et le Sud de la planète. Se sentir acteur du monde. Découvrir et utiliser son pouvoir personnel pour changer les choses. Tels sont les objectifs poursuivis dans le cadre du travail réalisé par Frères des Hommes avec ces groupes. « J’essaie de mettre en évidence le fait que nous faisons partie d’un ensemble plus large et que lorsqu’un élément bouge, tout bouge. Chacun de nous a donc une responsabilité à l’égard de notre environnement immédiat, mais aussi à l’échelle mondiale. »
Des thématiques reflétant les enjeux actuels
Ce pouvoir d’action, elles peuvent l’appréhender notamment à travers la thématique de la consommation responsable. Privilégier les circuits courts, le commerce équitable, choisir des légumes et fruits de saison : ces sujets sont au programme du module proposé par Frères des Hommes. Au-delà des choix du consommateur, la discussion s’étend aussi à la participation citoyenne en général et au rôle de la femme. « Je me raccroche à leur vécu, ajoute Angélique. Plus je colle à leurs intérêts, plus elles ont envie de parler. C’est valorisant d’avoir une personne qui vous prend en considération. Et dans l’échange, on découvre ensemble que nous sommes toutes des actrices de changement, qu’en dehors de la sphère familiale, nous pouvons aussi exercer une influence sur le monde. »
Si Angélique confie que sa fonction nécessite un travail de préparation, de recherche, l’élaboration d’outils adaptés, elle souligne aussi l’importance de pouvoir rester souple par rapport au programme qu’elle envisage d’aborder pour chaque animation. Utilisant ainsi son ressenti et sa créativité, elle n’hésite pas à s’écarter de ce qui était prévu pour évoquer un événement de l’actualité qui touche ces femmes, comme une manifestation contre le racisme ou tout autre fait saillant qui aurait fait la Une dans la presse.
En outre, certains sujets s’accommodent parfaitement de visites sur le terrain pour, par exemple, découvrir les labels bio et fairtrade figurant sur les produits dans les étalages, visiter une exposition, participer à un atelier Oxfam, etc. Par ailleurs, Frères des Hommes soutenant également des projets en Afrique et en Amérique latine, l’association profite du passage de certains partenaires Sud en Belgique pour les faire intervenir dans les formations. Une autre porte ouverte sur les réalités de notre planète.
Ecoute attentive, écoute active et animation participative
Au fil des succès engrangés, les demandes d’animations se multiplient. Et même le covid 19 n’a pas découragé certaines femmes qui se sont adaptées au format des visioconférences. Mais quelle que soit la formule choisie, qu’est-ce qui fait le secret d’une animation réussie avec un tel public ?
Paradoxalement, celui/celle qui transmet doit avant tout savoir écouter. « Prendre le temps d’écouter et de bien écouter ce qu’elles disent, insiste Angélique. Surtout, ne pas être dans le jugement. Parfois, on pense écouter, mais on écoute ‘à travers nos propres valeurs’. Le but est qu’elles débattent et qu’elles mettent sur la table des sujets qui sont parfois douloureux. Bien sûr, dans cette ouverture, des discussions tendues peuvent surgir. Par exemple, certaines femmes soutiennent les attitudes autoritaires de leur mari car c’est lui qui fait vivre la famille ; et d’autres pas du tout parce qu’elles ont souffert d’une domination masculine ou sont en instance de divorce. D’autres encore s’opposent parce qu’elles n’appartiennent pas à la même ethnie et, de ce fait, leurs points de vue sont parfois différents. Lorsque cela s’anime trop, mon rôle est alors de ramener l’attention sur le sujet du jour et de leur rappeler qu’on n’abordera pas ici les considérations religieuses ou politiques, par exemple. Mais c’est important pour moi de voir où chacune se situe. Et, surtout, de créer un espace d’expression pour les femmes, où elles se sentent à l’aise et en sécurité. »
Avoir une vision claire de la place de chacune et des valeurs qui lui sont propres permet d’entrer dans un processus d’écoute active et de rebondir par la suite sur ce qui a été exprimé dans le groupe. Et l’écoute, pour celui/celle qui en bénéficie est un ingrédient indispensable à la confiance en soi. « C’est la base, souligne Angélique. Sinon, comment veux-tu qu’elles accèdent à cette sphère décisionnelle, ce qui est notre objectif ultime ? C’est pareil pour tous les publics : lorsqu’on écoute une personne, on sait où elle veut en venir, mais on la laisse s’exprimer, argumenter et c’est par là-même qu’elle crée sa place, qu’elle construit cette confiance en elle. Pour tous, le processus est identique. »
Cette écoute essentielle s’enracine dans une foi en l’autre, une reconnaissance et une acceptation de ce qu’il est fondamentalement. Et Angélique de poursuivre : « Toutes ces associations investies dans la cohésion sociale le vivent et le démontrent : ces femmes ne sont peut-être pas scolarisées, mais elles en savent autant que toi et moi. Elles ont simplement des difficultés à s’exprimer. Les thèmes que j’utilise fonctionnent très bien car ce sont des femmes qui ont l’expérience de vie. Par exemple, elles n’ont pas étudié la terre, mais l’ont travaillée et en ont récolté les fruits pour s’en nourrir. Je leur demande alors : ‘Quand pousse la tomate dans votre pays ? Et pourquoi en Belgique en trouve-t-on même en hiver dans nos magasins ?’ » Son rôle d’animatrice consiste alors à apporter les éléments théoriques, le cadre et les données qui leur permettront de faire le lien entre ce qu’elles achètent et l’agrobusiness, les multinationales, etc.
En outre, face à l’autre qui s’exprime en témoignant de son vécu, Angélique explique qu’en tant que formatrice, elle juge important également de pouvoir se dévoiler, de partager elle aussi ses expériences personnelles. « Je suis transparente », dit-elle en souriant. Elle aussi met les cartes sur la table, considérant qu’il est essentiel pour elle de faire partie du système ainsi formé avec ces participantes, le temps de l’animation.
Pari gagné ?
La sauce prend-elle ? Il semble bien que oui. Certes, l’impact est variable d’une personne à l’autre car nous sommes tous différents. Le doute émerge parfois au début de l’animation. « Pour intégrer l’importance des logos sur les articles, il n’y a pas meilleur exemple que le chocolat, déclare Angélique. Nous abordons la situation des plantations de cacao où travaillent parfois certains enfants ou nous évoquons la situation des producteurs locaux qui ne reçoivent qu’un piètre salaire. Faisant référence au vécu des participantes, je m’adresse à l’une d’entre elles : ‘Et toi qui viens de RDCongo, qu’en penses-tu ?’ ‘Oui, dans mon pays, c’est pareil avec les mines d’or, mais on ne peut rien faire. Ce sont les politiques ! ’, me répond-elle. ‘Comment ça, on ne peut rien faire ? Qu’achetez-vous comme chocolat au magasin ? Avez-vous déjà vu ce logo fairtrade et savez-vous ce qu’il signifie ?’ Je démontre ainsi que lorsque nous faisons nos courses, nous avons tous un libre choix. Je ne porte pas de jugement sur ce qu’elles achètent, je les informe simplement. Je leur explique aussi pourquoi un produit fairtrade et/ou bio peut être un peu plus cher et où va ce petit supplément de prix ».
C’est par ce type de démarche que Frères des Hommes se propose de contribuer au développement d’une citoyenneté active et critique, tel que mentionné dans le décret de l’éducation permanente. Il s’agit de pouvoir débattre de ces thèmes qui font l’enjeu de demain : le développement durable, les inégalités Nord/Sud. Une fois rentrées chez elles, la réflexion s’ancre dans les aspects de la vie concrète de ces femmes, comme par exemple devant l’étal d’un magasin. A leur tour, elles ont l’opportunité de transmettre ce qu’elles ont appris à leurs enfants, leur famille, leur entourage : « Tu as vu ce logo ? On en a parlé au cours aujourd’hui ! ». Ainsi se construit progressivement l’émancipation.
Bien entendu, le cheminement est long avant d’atteindre l’ambitieux objectif d’intégrer la sphère décisionnelle. Mais chaque manifestation du propre pouvoir de chacune à travers le quotidien est un pas de plus vers une citoyenneté active. Et dans ce processus, il ne faut pas négliger l’importance de ces premières étapes. « Une seule petite chose apprise est une grande réussite à mes yeux, conclut Angélique. Et je perçois qu’il y a un déclic chez beaucoup d’entre elles par rapport à ces inégalités, qu’il y a une prise de conscience quant à la chance de connaître d’autres cultures, d’autres manières de vivre que la leur et de pouvoir faire bouger les choses. Regarder une étiquette avant d’acheter un vêtement est déjà une victoire. S’interroger sur la provenance d’un article ou décider de se rendre dans un magasin de seconde main, c’est déjà un changement. »
Une prochaine évaluation permettra de mesurer plus précisément l’impact de cette activité de Frères des Hommes. En attendant, quelque chose change dans la vie de Loubna, Sara, Hanane et toutes les autres. L’avenir nous dira jusqu’où les portera le fait de pouvoir situer leur propre parcours d’immigration dans le contexte des relations inégalitaires entre le Nord et le Sud, ainsi que cette nouvelle façon de faire ses courses, de regarder le monde et ses enjeux futurs. Bon vent à ces femmes qui, trop souvent oubliées et exclues, cheminent aujourd’hui dans la vie avec les nouveaux outils qui leur ont été proposés pour se renforcer dans leur rôle de citoyennes actives et engagées dont notre monde a tant besoin.
Milena Merlino
[1] FLE : français langue étrangère